18.

Dimanche 10 mars 1585

Au Fer à Cheval, François Caudebec gratta à la porte de Mlle de Mornay avant d’entrer dans sa chambre. Il la trouva en train d’écrire. Devant elle, sur la table, étaient disposés deux plumes d’oie, un canif et un encrier. Elle avait fait monter ce nécessaire le jour de leur arrivée pour écrire à Mme Sardini.

— Êtes-vous prête ? J’ai prévenu un valet qui va venir prendre nos bagages pour les porter chez M. Hauteville.

— Je termine cette lettre, François. J’allais justement vous en parler. Une fois chez Olivier, nous n’aurons plus beaucoup l’occasion d’être seuls tous les deux.

— En effet, nous allons devoir redoubler de prudence. La bataille d’hier soir ne pouvait pas plus mal tomber. Déjà, M. de Cubsac m’a pressé de questions ce matin, sur vous et votre habileté à l’épée, et j’ai tellement dû mal mentir qu’il va tôt ou tard faire part de ses doutes à M. Hauteville. Je veux bien croire que ce pauvre garçon ne voit rien parce qu’il est amoureux de vous mais son ami Nicolas Poulain est d’une autre trempe. Il faudrait qu’on s’accorde sur une histoire vraisemblable.

— Ce qui est arrivé n’est pas forcément une mauvaise chose, j’ai parlé à Olivier, et cette attaque lui a quand même ouvert les yeux.

Elle posa sa plume d’oie et rapporta à Caudebec les propos du jeune homme, enfin persuadé que les assassins de son père et les agresseurs de la veille étaient des partisans du duc de Guise.

— Olivier m’a aussi assuré avoir deviné qui était derrière la fraude des tailles, mais il n’a pas voulu le nommer. Je ne sais pas ce qu’il a en tête, mais je ne pense pas qu’il suspecte M. Salvancy, sinon, il aurait vérifié ses comptes et percé la vérité depuis longtemps. Aiguiller ses recherches, voilà ma prochaine tâche. Mais une fois qu’il aura découvert que Salvancy rapine les tailles, le plus difficile restera de le convaincre d’aller chercher les quittances chez lui, et non de le dénoncer à la surintendance des Finances ou de se venger.

— C’est un jeu dangereux, mademoiselle. S’il découvre que Salvancy est coupable, je ne vois pas ce qui l’empêchera de le livrer à la justice. Il lui suffira d’en parler à son ami Poulain. Et s’il est persuadé que Salvancy a tué son père, sans doute tentera-t-il de le tuer lui-même.

— C’est un risque à prendre, jugea-t-elle en accompagnant ces mots d’une grimace. Le temps nous est compté et je n’ai plus le choix. Et même dans ce cas, Henri de Navarre serait gagnant puisque nous aurions arrêté l’hémorragie des finances royales vers le duc de Guise.

Elle observa le silence un moment avant d’ajouter :

— Si nous pouvions mettre la main sur ce boiteux manchot et le faire parler, nous aurions une magnifique preuve de l’implication du duc ou de Salvancy.

— Et si ce n’était pas Guise ? Pour vous dire le fond de ma pensée, mademoiselle, je pense que Salvancy est un personnage trop falot pour avoir organisé l’agression d’hier. Quant à Guise, il est à Joinville, à cinquante lieues de Paris.

— Qui donc alors ?

— J’ai songé à un homme influent qui a les moyens de monter une telle entreprise. Un homme qui n’a en vérité aucun intérêt à ce que le jeune Hauteville découvre quelque chose.

— Mais qui donc ?

Il sourit devant son impatience.

— Un homme qui aurait simplement souhaité qu’on tue Salvancy, c’est ce qu’il espérait quand il a écrit à votre père.

— Sardini ? Mais pourquoi ? s’étonna-t-elle.

— C’est évident, et il nous l’a fait comprendre. Après la mort de Salvancy, la succession sera sans doute longue et difficile, Sardini pourrait faire savoir aux héritiers que l’origine de la fortune de M. Salvancy est assez trouble, et dans une transaction, en obtenir une part.

— Tout cela ne serait qu’une manœuvre montée par M. Sardini ? Il aurait dénoncé Salvancy pour qu’on se débarrasse de lui ? Mais pourquoi ne l’aurait-il pas fait lui-même ? Il est riche et Paris ne manque pas de tueurs à gage.

— Sans doute, mais ainsi il était certain de rester en dehors, s’il y avait enquête.

Elle resta méditative un instant, visiblement mal convaincue, ou peut-être parce qu’elle refusait l’idée de cette trahison après ce que lui avait avoué la douce Limeuil.

— Je n’y crois pas, cela me paraîtrait bien trop tortueux, décida-t-elle enfin.

— Il est italien, pourtant, plaisanta Caudebec.

Elle se força à sourire avant de déclarer :

— Son épouse m’a avoué que c’est elle qui lui avait demandé d’écrire la lettre à mon père.

— Si c’est vrai, raison de plus de penser qu’il n’en avait guère envie.

Elle secoua la tête.

— Je suis certaine que c’est celui qui organise ces rapines qui nous a envoyé ces tueurs, et ce ne peut être que le duc de Guise.

— S’abaisserait-il à ça ? En outre, je vous l’ai dit, il est à Joinville, comment aurait-il fait ?

— Son frère Mayenne, alors.

— Il est dans le Poitou, avec son armée.

— Cette discussion ne nous avance guère, soupira-t-il.

Elle hocha du chef.

— Ce Nicolas Poulain pourrait nous être utile pour reprendre les quittances à M. Salvancy, proposa-t-elle au bout d’un instant.

— Comment ?

— Il est policier, il pourrait perquisitionner chez ce receveur et saisir ses papiers…

— Je ne vois pas comment nous le déciderions à le faire. Et pourquoi nous les donnerait-il, ensuite ?

— Ce n’est qu’une idée en l’air.

Elle reprit sa plume d’oie et parut s’absorber à la tailler soigneusement avec le canif, tandis qu’elle réfléchissait à ce que Caudebec venait de dire.

— Mme de Limeuil m’a beaucoup appris, dit-elle finalement, en rassemblant les copeaux de plume en un petit tas.

— Je crains le pire, ironisa Caudebec.

— Avec raison, mon ami ! C’est une femme expérimentée dans l’art de la tromperie. Je suis en train d’écrire deux lettres pour les Sardini. La première, vous la porterez après m’avoir laissée chez M. Hauteville.

— Je n’aime pas vous laisser seule.

— Que peut-il m’arriver avec Olivier ? Or, je ne peux confier cette lettre à personne d’autre, car vous devrez la remettre en mains propres à Mme Sardini. La seconde lettre sera portée par un valet de l’auberge qui la remettra à M. Sardini.

— J’avoue ne pas comprendre… Pourquoi envoyer ce valet ? Si je vais là-bas, je pourrais la lui remettre…

Elle secoua la tête avec un sourire avant de lui expliquer son plan, ou plus exactement celui que lui avait tracé Isabeau de Limeuil.

— M. Hauteville ne sera donc pour vous qu’un instrument ? demanda-t-il, après un silence réprobateur.

— Oui, répondit-elle, le visage fermé. Il est catholique et je suis protestante ; je le lui ai avoué, d’ailleurs. Il a beau avoir des doutes sur la Ligue, il sera toujours pour le parti de ceux qui refusent Navarre. De surcroît, il a approuvé la Saint-Barthélemy et son père y a sans doute participé.

— Qu’en savez-vous ?

— Je le devine. Quand je lui ai parlé de cet affreux massacre, il ne m’a pas répondu qu’il lui avait fait horreur. Il est simplement resté silencieux, comme s’il n’avait rien à dire.

Au même moment, à la messe de Saint-Merry où il se trouvait avec sa femme et ses enfants, Nicolas Poulain se posait aussi bien des questions.

Qui était vraiment cette fille de drapier qui maniait l’épée comme un spadaccino et qui lançait le couteau avec l’habileté d’un bravo ? Sa science de l’escrime pouvait peut-être s’expliquer par un entraînement avec un maître d’armes, comme elle l’affirmait, mais pas la façon dont elle se battait. Elle n’avait pas appris de manière académique, mais avec un vrai bretteur habitué des duels. Il y avait chez elle une justesse du geste qu’on n’acquérait qu’avec une longue expérience des combats, ou avec des gens d’armes. Les quelques femmes qu’il avait vues s’entraîner en salle ne considéraient l’escrime que comme un exercice d’adresse, pas comme un moyen de tuer. Or cette fille s’était battue pour occire son adversaire. Elle n’avait d’ailleurs pas paru accablée après avoir tué un homme d’un lancer de couteau fort adroit, comme si elle était endurcie.

En rentrant chez lui, il décida de se rendre au couvent des Filles-de-Sainte-Élisabeth. Cela ne lui ferait pas faire un grand détour.

Dans la même église, Olivier Hauteville était tout autant distrait de l’office. Depuis qu’il avait deviné le nom de celui qui avait préparé le meurtre de son père, il cherchait un moyen de le confondre. Car s’il jugeait connaître le coupable des assassinats, il ignorait toujours tout des mécanismes frauduleux que ce larron avait élaborés pour détourner une partie des tailles.

Et maintenant, il y avait Cassandre. Olivier ne doutait nullement qu’elle fût la nièce d’un procureur au présidial d’Angers. Mais elle était protestante et lui catholique. En outre, il était pauvre, sans famille, sans charge et sans état, et elle paraissait venir d’une famille de robe fortunée.

Que pouvait-il lui proposer ? Qu’était-il prêt à accepter ?

En rentrant chez lui, il la trouva justement dans la cuisine avec Thérèse et oublia instantanément toutes ses craintes. Elle était revenue et cela seul comptait. Le fossé qu’il avait cru voir entre eux allait se combler.

Effectivement, il fut surpris par sa bonne humeur durant le dîner où François Caudebec était absent. Elle ne fit aucune allusion à ce qui les séparait et lui proposa même de lui prêter main forte dans ses recherches.

— Je vous remercie, répondit-il, déconcerté, mais je ne crois pas que vous puissiez m’aider, mademoiselle. Il y a tant et tant de documents à consulter et à comparer, tant de calculs innombrables à faire avec des jetons ! Et surtout, c’est un travail qui demande une bonne connaissance de la collecte et du contrôle des tailles…

— Pour les calculs, je ne crains personne, lui assura-t-elle. Mes grands-parents étaient des marchands et, toute jeunette, ils m’ont appris à compter. Dans notre famille, nous avons les nombres dans le sang. Quant à la collecte des tailles, je ne demande qu’à apprendre…

Elle ajouta après un sourire :

— … Vous savez, Olivier, pour résoudre un problème, il est parfois judicieux d’avoir près de soi quelqu’un qui n’a pas d’idée préconçue.

Guère convaincu, Olivier accepta tout de même, tant il brûlait d’envie de l’avoir près de lui.

Laissant femme et enfants chez lui, Nicolas Poulain remonta la rue Saint-Martin jusqu’à l’abbaye, puis tourna vers la rue du Temple pour aller au couvent franciscain des Filles-de-Sainte-Élisabeth. La mère supérieure n’était pas là, mais il put rencontrer la sœur tourière qui s’occupait des visites.

Non, elle n’avait jamais vu de Cassandre Baulieu ni de François Caudebec. Il y avait effectivement deux religieuses âgées malades, mais elles n’avaient reçu aucune visite. Il insista, décrivit Cassandre, mais, là encore, la réponse fut négative. Personne ne la connaissait.

Poulain en repartit à la fois troublé et inquiet. Avant de venir se renseigner, il éprouvait quelques suspicions envers Cassandre et ce Caudebec, mais maintenant il n’y avait plus de doute. Ces deux-là avaient menti. Pourquoi cette femme s’était-elle introduite ainsi dans la maison d’Olivier ? Il aurait compris qu’elle fît partie de ses ennemis, qu’elle soit chargée de le séduire pour le faire disparaître plus facilement, mais la façon dont elle s’était battue la veille montrait qu’il n’en était rien. Elle ne faisait pas partie de la Ligue.

Qui l’envoyait ? Que cherchait-elle ? Voulait-elle du mal à Olivier ?

Il décida de passer voir son ami pour le prévenir. Tant pis, si son épouse et ses beaux-parents mangeaient sans lui. Ses retards, ils y étaient habitués, même le dimanche.

Contrarié, il découvrit Cassandre à table en compagnie d’Olivier qui lui annonça que la jeune femme, et Caudebec, logeraient désormais chez lui. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le lieutenant du prévôt les salua et leur raconta qu’il était allé aux aurores jusqu’à la rue de la Bûcherie. Là, à l’auberge de la Tête Noire, on lui avait confirmé qu’il y avait bien un boiteux manchot qui occupait une chambre avec un compagnon. En se rendant à la chambre, armé, il l’avait trouvée vide. Un valet d’écurie lui avait déclaré que les deux hommes étaient partis dans la nuit avec leurs chevaux. Ils n’avaient pu sortir de la ville à ce moment-là puisque les portes étaient fermées, mais à cette heure, ils devaient être loin.

Nicolas Poulain avait tout de même appris que le manchot avait un compagnon, et qu’ils avaient présenté un passeport signé par le chancelier Cheverny au nom de Le Vert. Qui le leur avait donné ? Le Vert était-il le véritable nom du manchot ? Nouvelles questions… nouveaux mystères…

Perfidement, Poulain prit ensuite des nouvelles de la tante de Cassandre. La jeune fille lui confia qu’elle s’inquiétait beaucoup pour elle. Il prit un air affligé et l’assura de toute sa compassion avant de les quitter pour se rendre au Fer à Cheval.

À l’auberge, on le connaissait comme lieutenant du prévôt d’Île-de-France puisqu’il laissait son cheval à l’écurie depuis des années, aussi personne ne fut réticent à répondre à ses questions sur Cassandre et Caudebec. Mais en vérité, les servantes et les valets ne purent lui dire grand-chose, sinon que Mlle Baulieu avait bien un passeport à ce nom, délivré par la chancellerie, et que le couple dormait dans des chambres séparées. Ils n’étaient donc pas amants. Que le passeport soit bien à son nom n’avait aucune importance, les gens de qualité pouvaient facilement obtenir ce document en blanc.

C’est en interrogeant un jeune garçon d’écurie qu’il apprit que M. Caudebec lui avait remis un peu plus tôt une lettre à porter au château de M. le baron de Chaumont, près de Saint-Marcel, sur le chemin du Fer-à-Moulins.

Scipion Sardini ! Ces deux-là étaient en relation avec le banquier de Catherine de Médicis ! Quel était ce nouveau mystère ?

Olivier demanda à Jacques Le Bègue de monter une table à tréteaux dans sa chambre et d’y placer tous les documents et registres qu’il avait recopiés. Ils s’y installèrent tous trois et le jeune Hauteville commença par expliquer à Cassandre les difficultés du contrôle des registres.

— L’élection de Paris ne comprend ni la capitale ni ses faubourgs qui ont été exemptés de la taille en 1449, mais il y a tout de même 450 paroisses regroupées en subdélégations : Brie-Comte-Robert, Choisy-le-Roi, Corbeil, Enghien, Gonesse, Lagny, Montlhéry, Saint-Germain, Saint-Denis et Versailles. Pour chaque paroisse, les rôles comprennent parfois des centaines de noms. Voilà pourquoi il y a tant de registres ! dit-il en désignant les piles de papiers attachés par des cordons et les sacs de toile déposés sur le sol.

Il lui détailla ensuite la fonction du bureau des finances, puis le travail des élus, l’importance des asséeurs et des collecteurs, et enfin les opérations de contrôles des registres des receveurs, tant par les élus que par les contrôleurs des finances.

— Mon père m’avait souvent rapporté les moyens de fraude les plus courants, car il souhaitait que je reprenne sa charge. Ils consistent en général en une falsification de registres ou bordereaux par les trésoriers. Il suffit alors de comparer les rôles émis par les élus avec ceux des collecteurs, ou encore avec le détail des registres des receveurs archivés au greffe. Là sont inscrits les dates, les tailles à payer et les paiements effectués. Une copie de ces registres est aussi envoyée au conseil des finances et, en principe, tout ceci est archivé au tribunal de l’élection.

» Mon père avait donc commencé par ces comparaisons, relativement simples, mais il n’avait rien découvert sinon des erreurs et sans doute de petites fraudes, cependant sans rapport avec les sommes disparues. Il s’était ensuite attaché à comparer les registres et les bordereaux d’année en année, par paroisse, par élu, par collecteur et par receveur. C’était un travail considérable car les sommes indiquées correspondent rarement à une année entière. Les collecteurs changent aussi d’une année sur l’autre. Il y a les délais de paiements et ceux qui paient avec retard. Ce travail de titan a malheureusement été emporté par ceux qui l’ont tué. Depuis un mois, avec l’aide de M. Le Bègue, nous recopions à nouveau les rôles des collecteurs et des élus dans chaque paroisse pour examiner s’il y a des différences. Ensuite, je compare ce que j’ai observé aux bordereaux transmis au bureau des finances et aux sommes versées dans les trésoreries. Il y a des centaines d’additions et de différences à faire, car les sommes sont parfois en livres et parfois en écus ou en d’autres monnaies, ce qui ne facilite pas les comparaisons.

— Mais si chaque année les rentrées sont plus faibles, n’avez-vous pas cherché simplement à comparer les variations dans chaque paroisse ?

— J’ai commencé, bien sûr, mais c’est aussi affreusement long. La difficulté est que je ne sais pas ce que je cherche et qu’il y a trop de possibilités, soupira Olivier. Les rôles sont remplis par les collecteurs, mais ceux-ci sont choisis par l’intendant, ou les élus. Certains ne savent même pas écrire et se font aider. Chacun remplit les rôles à sa manière. Tenez, en voici un qui est complet. Il comporte quatre cents noms et il est proprement écrit.

Il lui tendit un rôle qu’il avait copié. Le document commençait par les noms des collecteurs et la référence au mandement de la taille totale de la paroisse. Suivait une liste de noms avec en face le métier, l’habitation, et, si la personne était en location, le nom du propriétaire du logement, la liste des animaux possédés et la surface de sa terre s’il en était propriétaire, puis la somme payée pour la taille en livres, deniers et sols.

En fin de rôle se trouvait la liste des nobles exemptés de l’impôt avec les mêmes informations. Il y avait sur ce document un écuyer, un seigneur, un commis aux aides récemment anobli et deux secrétaires du roi. Ces derniers étaient les plus riches, possédant à eux tous bien plus de bétail, chevaux et terres que tous les autres paroissiens.

— Pour ma part, je partirais de l’idée qu’une fraude à grande échelle ne peut se faire qu’avec la complicité de receveurs, et plus exactement de receveurs généraux, proposa Cassandre.

— C’est possible, reconnut Olivier, déjà découragé, mais généralement les détournements sont plutôt faits par les trésoriers.

— Essayons mon idée, fit-elle joyeusement. Quel est le plus important receveur des tailles de l’élection ?

— C’est M. Salvancy. Il s’occupe de cent cinquante paroisses.

— Je suggère de commencer par lui. Prenons les paroisses de ses collecteurs et calculons les tailles qu’il a collectées ces trois dernières années.

Olivier soupira à nouveau. Cette façon d’agir au hasard était contraire à tous ses principes, et à tout ce que son père et Le Bègue lui avaient inculqué. Ils allaient perdre leur temps. Mais elle le regarda avec tant de tendresse qu’il opina.

— Allons-y ! Le Bègue, avez-vous les copies des registres ici ?

— Pas de tous, monsieur, mais nous avons ceux qui ont été paraphés par les élus. Ceux-là sont certainement vérifiés.

— Ce sera donc un travail inutile, la prévint Olivier, puisque les élus les ont contrôlés.

— Faites-moi plaisir, mon ami… laissez faire l’intuition féminine, dit-elle avec un sourire enjôleur.

Les deux hommes commencèrent à recopier en colonnes les valeurs des paroisses, utilisant des jetons de cuivre pour convertir les sommes.

Bien qu’Henri III ait tenté d’imposer l’écu comme seule unité de compte, la monnaie d’usage restait la livre divisée en vingt deniers, eux-mêmes divisés en douze sols. Seulement, les pièces en circulation étaient les écus, d’or ou d’argent, les liards ou les blancs, et surtout toutes sortes de pièces provinciales, anciennes ou étrangères. Les conversions étaient nécessaires et se faisaient avec des jetons colorés, en fer, en cuivre ou en bois, représentant une monnaie. On calculait en les ressemblant en tas. Quand un tas de sols dépassait douze, on l’écartait pour ajouter un jeton valant un denier au tas de deniers. Cette méthode était commode, mais demandait un temps considérable.

À cette difficulté s’ajoutait le fait que la collecte des impôts s’étendait sur toute l’année. On disposait rarement d’un récapitulatif annuel, car la copie des registres de collecte contenant les tailles à payer et les paiements était transmise tous les quinze jours au conseil des finances. À partir de ces éléments, il fallait donc reconstituer des totaux sur trois années, ceci pour chacune des cent cinquante communes dont Salvancy était receveur.

Ce travail, qu’Olivier jugeait complètement inutile, leur prit trois heures. De temps en temps, il levait les yeux vers Cassandre, espérant qu’elle reconnaisse l’absurdité de ce qu’ils faisaient. Mais celle-ci, fort appliquée, copiait soigneusement les chiffres avec une mine de plomb sur des feuillets de papier rêche. Elle termina ses récapitulations bien avant les deux hommes et proposa à Olivier de l’aider. Il accepta, ayant hâte d’avoir fini.

Elle se rapprocha de lui afin de lui dicter les valeurs qu’elle lisait dans la copie des registres mais elle remarqua qu’à chaque fois qu’elle l’effleurait, il faisait des erreurs de copie. Elle en fut troublée et dut s’écarter de lui.

Alors qu’ils travaillaient ainsi, ils furent rejoints par Caudebec. Informé de ce qu’ils faisaient, il s’installa sur le lit pour sommeiller. Il savait lire, certes, mais fort lentement. Quant à compter, il en était incapable. Il ne pouvait donc leur être d’aucune aide.

Une fois leur ouvrage achevé, ils comparèrent leurs résultats. L’année précédente, les tailles totales collectées par Salvancy avaient baissé de deux cent mille livres, et de cent cinquante mille l’année d’avant.

C’était beaucoup.

— Cette diminution est-elle normale ? demanda Cassandre en simulant la surprise et l’incompréhension.

— Non, répondit Olivier, brusquement soucieux. Elle doit bien représenter les trois quarts de la diminution des tailles de l’élection. Il faudrait pourtant vérifier ces calculs et remonter encore sur deux autres années pour s’en assurer, mais il est trop tard à cette heure. Nous n’y arriverons pas à la lumière des chandelles.

— Je m’y mettrai dès demain matin, monsieur, proposa Le Bègue en se levant.

— Si cette baisse se vérifie, proposa Olivier Hauteville, il faudra l’étudier paroisse par paroisse. D’une façon ou d’une autre, il faut que j’en comprenne les raisons.

— Vous connaissez ce M. Salvancy ? demanda Cassandre.

— Pas personnellement. J’en ai seulement entendu parler, puisqu’il est le plus important receveur de l’élection. Il possède d’ailleurs plusieurs charges de receveur et fait travailler trois ou quatre commis.

— Votre père le connaissait-il ?

— Il ne m’en a jamais parlé.

Le Bègue sortit et Cassandre ne posa pas d’autres questions, même si plusieurs lui brûlaient les lèvres. Elle avait une nouvelle preuve de l’implication de Salvancy dans le détournement des tailles mais était-ce lui qui avait tué M. Hauteville ? Et si ce n’était pas lui, comment avait-il eu la clef de la maison ? Elle se leva à son tour pour faire quelques pas afin de mettre de l’ordre dans ses idées.

— Vous m’avez beaucoup aidé, ce soir, lui dit-il.

— Et moi j’ai eu grand plaisir à travailler avec vous, monsieur Hauteville, sourit-elle. Pour un papiste, vous n’êtes pas un mauvais homme.

— Je vous retourne le compliment, c’est la première fois que j’apprécie une hérétique, plaisanta-t-il, tandis que Caudebec les regardait badiner en souriant. Nous rejoindrez-vous demain avec M. Le Bègue pour poursuivre ce travail ? demanda-t-il après un instant.

— Si vous le souhaitez, monsieur. Je prendrai simplement le temps d’aller voir ma tante dans l’après-midi.

La servante arriva alors, complètement bouleversée.

— Monsieur, dit-elle en tremblant, il y a un homme qui frappe à la porte et qui se dit exempt au Châtelet. M. de Cubsac m’a envoyée vous prévenir. Croyez-vous que ce soit les mêmes qu’hier ?

M. de Cubsac était en effet resté aux cuisines pendant qu’ils travaillaient. Il trouvait la jeune Perrine à son goût et lui contait fleurette. Elle-même n’était pas insensible à cet homme si fort, certainement capable de la protéger.

Saisissant son épée, Caudebec se leva et descendit avec Olivier qui avait aussi pris une épée ainsi que son pistolet à mèche. Cubsac les attendait en bas.

Fausse alerte, l’exempt était un véritable exempt du Grand-Châtelet. Venu seul, il voulait entendre le récit de l’attaque de la veille.

Ils répondirent à ses questions et racontèrent aussi ce que Poulain avait découvert lors de l’interrogatoire d’un des prisonniers qui était mort peu après. L’exempt fit comprendre qu’il n’y aurait sans doute pas d’autre suite, puisque tous les marauds étaient trépassés. Quant à leur chef, il se ferait bien prendre un jour ou l’autre, assura-t-il avec insouciance.

À peu près au même moment, le commissaire Louchart se rendait chez Nicolas Poulain. Par le lieutenant civil qui recevait chaque jour un mémoire sur les interventions du guet, le commissaire avait appris l’agression contre Olivier Hauteville et la présence de Nicolas Poulain sur les lieux. Intrigué par cette affaire, il avait envoyé un exempt interroger Olivier Hauteville et décidé de poser lui-même quelques questions au lieutenant du prévôt d’Île-de-France.

Poulain lui raconta comment les truands étaient entrés en se faisant passer pour des hommes du guet.

— Il y a eu cinq morts, m’a affirmé le sergent, Combien étiez-vous chez M. Hauteville pour un tel massacre ? s’enquit Louchart qui avait du mal à comprendre ce qui s’était passé.

— Ce ne fut pas de chance pour ces pauvres larrons, plaisanta Poulain. M. Hauteville avait engagé un garde du corps, un Gascon nommé Cubsac, qui se trouve être un habile bretteur.

Louchart hocha du chef, se souvenant du ferrailleur armé d’une lourde épée qu’il avait vu avec Hauteville au Palais, fin janvier.

— Ce soir-là, il y avait aussi une dame qu’il avait invitée pour tenir compagnie à la mienne, et qui était venue accompagnée par son cousin, lui aussi rude bretteur. Et pour compléter le tableau, sachez que cette dame savait aussi manier la rapière !

— Qui est cette dame ?

— Elle se nomme Mlle Cassandre Baulieu et vient d’Angers pour soigner une tante malade, répondit évasivement Poulain.

— Vit-elle chez Hauteville ? Fait-elle partie de sa famille ?

— Je ne sais exactement, monsieur Louchart. Mais il est exact qu’il l’héberge, car l’hostellerie où elle était descendue ne lui convenait pas.

— Combien de temps va-t-elle rester ?

— Mais je l’ignore ! s’exclama Poulain qui s’amusait de l’inquiétude de Louchart. Il vous faudrait le demander à M. Hauteville !

— Avez-vous reconnu quelqu’un parmi tous ces truands ? lui demanda encore le commissaire.

— Non, c’était visiblement des gens de sac et de corde. En revanche, il est inquiétant que celui qui les commandait ait réussi à s’enfuir.

— Comment était-il ? Pourriez-vous le reconnaître ?

— Boiteux et manchot, avec une main en bois sans doute. La cinquantaine, peut-être, une épaisse barbe blanche… Ce ne sera peut-être pas trop difficile de le retrouver…

Il raconta alors ce qu’avait dit l’un des prisonniers avant de mourir (sans avouer, bien sûr, qu’il l’avait libéré) et ce qu’il avait appris à l’auberge de la Tête Noire, mais il ne mentionna pas le passeport du manchot ni son nom. Pas plus qu’il ne fit part de ses doutes sur Cassandre.

— Mais pourquoi en veut-on ainsi aux Hauteville ? s’exclama Louchart, pour essayer de faire parler Poulain.

— Vous savez que son père était contrôleur des tailles. Je crois qu’il avait mis le nez sur quelque détournement dans les impôts et que ce sont ceux qui organisaient ces rapines qui l’ont occis. Or le fils Hauteville s’est mis en tête de retrouver les fraudeurs à son tour. M. de Bellièvre lui a donc confié la reprise du travail de son père. Certainement, le ou les responsables de ces larronages l’ont su et ont tenté de faire disparaître le fils après le père.

Louchart resta pétrifié en découvrant que Poulain savait tant de choses. Il fallait à tout prix que lui et Hauteville arrêtent de s’intéresser aux tailles !

— Vous devriez conseiller à M. Hauteville de tout abandonner, fit-il, désespéré. Ce ne sont pas ses contrôles des tailles qui ramèneront son père à la vie !

— C’est ce que je lui ai dit, fit Nicolas Poulain avec désinvolture. Mais ne vous inquiétez pas, je vais retrouver le manchot et je le ferai parler !

Il vit avec plaisir Louchart devenir blême tandis qu’il prenait congé en bredouillant.

Depuis le jour où Michelet avait narré au conseil son échec dans les bois de Saint-Germain, et où Mayneville avait décidé qu’il s’occuperait lui-même de Hauteville, Louchart avait évidemment rencontré plusieurs fois les membres du conseil de la sainte union. Aucun ne savait ce que préparait Mayneville, mais celui qui avait organisé l’opération de prélèvement sur les tailles avait dit aux Seize que Salvancy avait besoin d’armes. De quoi équiper une poignée d’hommes au service du duc de Mayenne pour s’attaquer à Hauteville.

Ce manchot faisait certainement partie de l’expédition. Que se passerait-il si Poulain le retrouvait et le faisait parler ? La Ligue était à quelques jours de prendre le pouvoir et Poulain pouvait ruiner tous leurs efforts en faisant passer son devoir de policier avant son serment envers les ligueurs. Quant à Hauteville, il était de plus en plus urgent de le faire disparaître. Louchart craignait que le jeune homme n’ait finalement découvert la vérité sur Salvancy, auquel cas, s’il dénonçait la fraude au surintendant des Finances, ils seraient tous arrêtés avant que l’insurrection ne débute. Il fallait qu’il retrouve ce manchot pour le prévenir et lui demander de se cacher. Salvancy pourrait sans doute lui dire qui il était.

En arrivant rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, Louchart trouva le receveur dans un état d’extrême fébrilité qui empira à mesure qu’il entendait le récit du commissaire.

Terrorisé, Jehan Salvancy se trouva ensuite bien incapable de répondre aux questions. Il apprit seulement à Louchart qu’un manchot était effectivement venu le voir à deux reprises avec une lettre du duc de Mayenne lui ordonnant de lui obéir. Le manchot avait exigé des armes qu’il lui avait remises quelques jours plus tard et qui venaient des réserves de la sainte union, mais le receveur ignorait qui était cet homme, ce qu’il était devenu, et comment le joindre.

Aux abois, Louchart partit prendre conseil auprès de son chef, Charles Hotman. Mais malgré son angoisse, une chose lui faisait presque plaisir dans l’échec de l’entreprise contre Hauteville, c’est que Mayneville n’était pas plus fort qu’eux !

Les rapines du Duc de Guise
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